« Attention, je vous préviens, je suis très bavard », indique, avec un grand sourire, Pierre Panel, chirurgien-gynécologue-obstétricien, au début de notre rencontre. Même pas peur. Au contraire, même. Tomber sur une personne au discours super laconique est un cauchemar de journaliste. Et puis, avouons-le, il y a bavard et bavard. Il y a ceux et celles qui vous endorment ou qui vous fatiguent par leur prétention, et ceux et celles qui, avec joie et humilité, vous embarquent dans leur histoire et leur parcours exceptionnels. Le docteur Panel fait partie de la deuxième catégorie.
À 58 ans, ce parisien de naissance (mais pas de cœur, précise-t-il), père de cinq enfants aujourd’hui tous majeurs, est responsable du centre expert de l’endométriose au Centre Hospitalier de Versailles. Et, comme vous allez le lire dans cette interview, il a été parmi les premiers de sa profession, en France, à s’intéresser à l’endométriose. Il nous parle de diagnostic, de thérapies, mais aussi de métaphysique et d’éthique. Ce n’est pas le plus long entretien que j’ai réalisé pour Lyv depuis le début du magazine, mais certainement l’un des plus passionnants.
J’ai fait mes études en région parisienne, puis mon internat à Poitiers. En cours d’internat, j’ai fait une coopération civile – le service militaire était encore obligatoire, mais je ne souhaitais pas porter l’uniforme et porter les armes. J’ai donc souhaité partir deux ans en Afrique, au Cameroun, dans un hôpital de brousse. Une expérience extrêmement enrichissante, et même assez fondatrice pour moi. J’y ai sûrement appris plus de choses que je n’ai transmis de savoir. Notamment sur le fait d’être dans le non-jugement, vis-à-vis de mes patients. Puis je suis revenu finir mon internat à Poitiers, avant de revenir à Paris, où j’ai fait un clinicat à l’hôpital Bichat. Et enfin je suis arrivé ici, à l’Hôpital de Versailles. Je pensais y rester entre cinq et dix ans, vingt-cinq ans plus tard j’y suis encore !
C’est une bonne question, c’est intéressant de s’interroger sur ses motivations. Quand on creuse ce sujet-là, il y a ce qu’on peut en dire de façon superficielle, un peu plus profonde ou très profonde. Si je m’en tiens à un premier niveau, je vais dire que c’est une spécialité médico-chirurgicale, et que je me suis très vite rendu compte que j’avais une vraie appétence pour la chirurgie, je suis habile de mes mains, j’aime travailler avec elles. Et puis dans la médecine ce contact direct avec le corps humain est assez fascinant. Après, je suis quelqu’un qui n'a pas fait médecine pour faire du bricolage !
Et bien j’ai fait un stage en orthopédie, j’ai trouvé ça génial. Des clous, des vis, des plaques, etc. C’est extrêmement précis, c’est super. Mais le bricolage, je peux le faire le dimanche à la maison ! J’ai fait médecine pour soigner. Et plus précisément pour prendre soin des gens qui souffrent. En médecine chirurgicale, j’aurais aussi pu choisir ORL ou ophtalmo. Mais la gynéco est fascinante car on travaille autour de la vie. Ça continue à me fasciner aujourd’hui, à la fois dans ses côtés merveilleux – une naissance c’est toujours un moment d’émotion intense même après trente ans d’expérience. Mais au-delà de ça, cela pose la question de : pourquoi on transmet la vie ? Pourquoi on ne la transmet pas ? Pourquoi certains y arrivent et d’autres non ? Ce sont des questions métaphysiques, des questions de choix, de liberté, d’éthique. Cela m’a intéressé, de me coltiner ces questions un peu dures. La motivation se situait aussi à ce niveau-là.
À cet égard, quand je suis arrivé à Versailles, mon prédécesseur refusait de faire des IVG. C’était la fin des années 90, ce n’était pas un contexte simple, on était à Versailles et il y avait encore des militants associatifs contre l’IVG qui venaient s’enchaîner devant les cliniques. Et donc en accord avec la direction, mais en cachette du chef de service, je m’en suis occupé. Pour que les femmes puissent y accéder. Un peu plus tard, j’ai eu l’opportunité de monter tout un projet autour de l’éducation à la vie sexuelle et affective dans les écoles. Je me suis dit : on y va.
Oui ! On a mis alors autour de la table des associations très diverses : le CRIPS (Centre régional d'information et de prévention du sida et pour la santé des jeunes – NDLR), Couples et Famille et d’autres associations catholiques, l’enseignement public, l’enseignement privé, et on a marché sur une ligne de crête. On a cherché à ce que les jeunes aient la capacité de faire des choix, que les jeunes femmes ne soient pas victimes de sexisme ou d’agression sexuelles. On a cherché à faire augmenter le niveau de connaissance et donc de capacité à faire de vrais choix. Finalement, on a réussi à mettre tout le monde d’accord, et en plus à devenir la plateforme un peu incontournable, pour ensuite aller mener des programmes, trois sessions par an, de la sixième à la troisième. On y parle d’estime de soi, de respect de l’autre, du corps, et de sujets plus sexuels. Des questions très importantes.
Enfin, plus récemment, je viens de monter une Maison des Femmes, la Maison Calypso, qui accueille des femmes victimes de violences conjugales, sexuelles, etc. Elle est située au centre hospitalier de Plaisir, également dans les Yvelines. Tout cela pour vous dire…
Oui, là où il se situe. Et puis je vous ai parlé de la question de la vie, mais il y a aussi la question de la mort. Le médecin est aussi sur ce questionnement-là : on lutte contre la maladie, on cherche à repousser les limites de la mort. Il y a les questions de soins palliatifs, de fin de vie. On peut y être confronté aux deux extrêmes de la vie : concernant des nourrissons, et concernant des personnes plus âgées atteintes de cancers. En gynéco, on peut malheureusement y être confronté pour des personnes relativement jeunes : le cancer du sein se soigne très bien, mais pas toujours. J’ai fait ma thèse d’exercice sur « cancer et grossesse », c’est-à-dire les femmes enceintes atteintes d’un cancer. C’est moins rare qu’on l’imagine. Cela fait tout vaciller (silence) Ma thèse était très médicale, mais ce sujet m’avait d’abord intéressé pour son aspect éthique.
1994, je termine mon internat, je passe les six derniers mois à Paris, dans un CHU. J’arrive dans un service qui est connu pour s’intéresser à cette pathologie, dont je n'avais jamais entendu parler. J’avais passé toutes mes études de médecine, tout mon internat, sans jamais avoir entendu parler de l’endométriose ! J’arrive là, je suis confronté à cette pathologie, et je me forme, en tant qu’interne, puis chef de clinique. À l’époque, la maladie était très méconnue, et on considérait qu’elle était rare. Ensuite, j’ai fait beaucoup d’obstétrique, de gardes de nuits en salle de naissance, tout en développant la chirurgie, plutôt en cancérologie. Mais cette histoire d’endométriose continuait à m’interpeller. De fait, assez vite on m’a adressé les patientes atteintes d’endométriose, puisque lorsqu’on en diagnostiquait une, personne ne savait quoi en faire. Je réalise alors que ces femmes souffrent énormément, que personne ne les écoute, que personne ne s’en occupe, et que c’est dramatique. Et donc progressivement je vais abandonner l’obstétrique, diminuer mon activité cancérologique et me concentrer sur la prise en charge des femmes atteintes d’endométriose. Leur situation correspond à tout ce pour quoi je suis engagé, tout ce dont je vous ai parlé tout à l’heure : elles souffrent, elles sont confrontées à la problématique de la procréation, et elles peuvent bénéficier d’une attention chirurgicale – même si aujourd’hui c’est beaucoup moins systématique.
Oui, on a fait d’énormes progrès. Moi je crois aux progrès de la médecine. Et donc il y a des choses qu’on ne sait pas aujourd’hui et qu’on connaîtra dans dix ans. Très clairement sur l’endométriose on a fait d’énormes progrès. Le premier, ça a été de se rendre compte que c’était une maladie omniprésente, ce qui fait que tout à coup les financements sont venus, qu’ils soient publics ou privés. Publics avec le plan lancé par le président Macron, mais aussi privés, car à partir du moment où il y a un marché, les labos s’y intéressent. Les laboratoires pharmaceutiques sont une industrie commerciale, ce n’est pas une ONG, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils fassent les choses par philanthropie. Il y a un marché, ils y vont, point. Donc réjouissons-nous : il y a des progrès, il va y en avoir d’autres.
En science fondamentale. Aujourd’hui on ne sait pas d’où elle vient. On sait décrire l’endométriose, on sait mesurer son impact sur la qualité de vie, on a mis au point des techniques chirurgicales beaucoup plus fines, beaucoup plus efficaces, et moins invasives, on a mis au point des protocoles de FIV adaptés, on a mis au point la congélation ovocytaire. Mais on ne sait toujours pas quel est son primum movens (première impulsion– NDLR). Or, dernièrement, on commence à explorer les pistes génétiques, probablement il s’agirait d’une mutation des cellules souches endométriales. Je pense qu’il va y avoir une explosion de recherches fondamentales sur le sujet dans les 10-15 ans à venir. Il y a aussi le fameux test salivaire diagnostic, basé sur les micro-ARN, qui fait avancer la piste génétique. Cependant, concernant le diagnostic, on a à la fois progressé et reculé.
C’est l’histoire de la médecine : au fur et à mesure qu’on fait des progrès, les choses se complexifient. Oui, on repère mieux la maladie, même s’il y a beaucoup à faire, notamment de l’enseignement auprès des premiers recours : médecins généralistes, gynécologues de ville, sages femmes etc. Mais on s’y emploie. Le mois dernier j’ai fait une formation auprès de 140 infirmières scolaires des Yvelines, et le message passe. Sachant que le premier outil de diagnostic, ce sont les oreilles…
Aha ! J’adore, ça provoque toujours cette réaction ! Ben oui, les oreilles. Le premier outil diagnostic, c’est d’écouter les femmes. Sans IRM, sans échographie, quand j’écoute une femme, je suis capable de lui dire si elle a de l’endométriose ou pas, et si c’est purement de l’endométriose ou si d’autres choses se mélangent. Et c’est là où je dis qu’on recule. À force de dire : « les douleurs de règles, ce n’est pas normal », on finit par penser « endométriose » pour toutes les femmes qui ont des douleurs de règles, avec par exemple des troubles digestifs associés, etc.
Oui. Et il y a une autre problématique : si vous avez mal, c’est qu’il y a un problème, mais il y aussi un capteur, un fil électrique, et un ordinateur central. Les gens qui sont paraplégiques, qui ont la moelle épinière coupée, on leur coupe une jambe sans les endormir ils ne sentent rien. Le fil électrique est coupé, il n’y a pas de transmission. Mais vous pouvez avoir l’inverse : vous pouvez avoir un excès de capteurs, qui va vous faire percevoir comme épouvantablement douloureux un truc anodin. Un exemple : si je prends une aiguille et que je pique sous l’ongle, ça me fait infiniment plus mal que je pique dans la peau des fesses. Parce que les capteurs ne sont pas les mêmes. Et les femmes qui ont de l’endométriose ont souvent un col hyper sensible. Un simple frottis provoque une douleur atroce, alors que normalement les femmes ne sentent pratiquement rien. Il peut y avoir une perturbation de la sensibilité, mais aussi une perturbation de la transmission du signal électrique, soit parce que le nerf est abîmé par l’endométriose, soit parce qu’il est coincé par une hernie discale, soit parce que le nerf présente une anomalie de la conduction, de type fibromyalgie. La fibromyalgie c’est ça : des fils qui ne fonctionnent pas normalement, et ceci partout dans le corps. Il y a une épine irritative, et la moindre sollicitation va provoquer des douleurs atroces, diffusées dans le corps de manière excessive. Ce ne sont pas des chochottes : c’est qu’il y a un trouble de la conduction du signal. Après vous avez l’ordinateur central, et on sait que les patients et les patientes exposées à des douleurs chroniques ont des modifications structurelles de la matière grise, du centre du cerveau où se situe la douleur. Cela crée une pérennisation du signal, ce qui peut expliquer des douleurs fantômes, mais également le fait que des douleurs qui ne sont initialement que des douleurs de règles deviennent permanentes, alors que les règles ne sont plus là.
Oui. Et nos consultations débordent de patientes adolescentes, amenées par leur maman, qui nous disent : « est-ce que ce ne serait pas de l’endométriose ? » Sachant qu’à l’adolescence, même si c’est de l’endométriose, on est très en peine pour la mettre en évidence sur l’imagerie. C’est une maladie lentement évolutive : ça commence par des grains de sables avant de devenir des gros cailloux. Et les grains de sable, ça ne se voit pas en IRM ou en échographie. À part quelques formes très prolifératives, c’est lentement évolutif et donc il va falloir attendre 18-20 ans pour voir quelque chose à l’imagerie. On a des adolescentes qui peuvent avoir un début d’endométriose, mais qui sont aussi victimes de harcèlement scolaire, qui vivent très mal le divorce de leurs parents, etc. etc. Et à ce moment-là tout se mélange : quand vous n’êtes pas bien psychiquement, la moindre douleur prend une immense proportion. Nous sommes aussi confrontés à cette difficulté-là. Toutes nos urgences débordent d’adolescents en crise, qui souffrent. C’est très inquiétant.
Alors comme je suis identifié comme quelqu’un qui connaît bien l’endométriose et qui est assez militant, les gens n’osent pas devant moi dire un certain nombre de choses ! Mais il y a tout de même encore pas mal de gens qui pensent que ce sont des hystériques.
Oui, un peu.
Oui, c’est ça. Le côté : « ça leur donne une raison d’exister, elles vivent à travers la maladie », etc. Ce qu’on entend par ailleurs à propos de toutes les maladies chroniques. Le diabète, la sclérose en plaque, etc. Il faut comprendre une chose : quand vous êtes atteint d’une maladie chronique, vous êtes entre Charybde et Scylla. Est-ce que vous devenez franchement dépressif ou est-ce que vous vous accrochez aux choses positives, et donc éventuellement aux bénéfices secondaires qu’éventuellement la maladie peut vous apporter ? C’est humain, et c’est même structurant, parfois, de s’accrocher à ces bénéfices secondaires. Cela fait partie de la compréhension des mécanismes autour de la maladie chronique. Et il faut, en tant que soignant, être conscient de ces mécanismes-là. Pour autant c’est insupportable quand j’entends des collègues me dire : « tes endométriosiques, ce sont des chieuses ». Non, ce sont d’abord des personnes qui souffrent et qu’on a parfois beaucoup de mal à soulager.
Ça touche les limites de la toute-puissance médicale, et ça m’intéresse beaucoup. Le médecin, il ne s’en rend pas forcément compte, mais il est dans la toute-puissance. De fait, la médecine a un côté grisant : vous sauvez des vies. Vous savez comme on dit « réanimation » en anglais ?
« Resuscitation »... La toute-puissance du médecin est fascinante. Lorsque vous sauvez des vies, les gens vous sont vite reconnaissants, ça a un côté grisant. Et c’est important de travailler ça. Heureusement - enfin je dis heureusement mais pas pour les patients - en tant que chirurgien parfois vous vous prenez les pieds dans le tapis.
Ah oui vraiment. Vraiment. À tel point qu’à un moment donné, en 2007, j’avais repris les dossiers de dix ans de patientes que j’avais opéré de l’endométriose. Parce que je me disais : « ce n’est pas possible, je fais que de la merde ». Je revoyais des patientes qui malgré la chirurgie souffraient, ou avaient des complications suite à la chirurgie, qui n’allaient pas bien, et que je revoyais sans cesse. Finalement je ne revoyais plus qu’elles, et donc j’avais l’impression que ce que j’avais fait était catastrophique. Donc j’ai repris les dossiers depuis 10 ans, on a sollicité toutes les patientes, et j’ai pu réaliser que 95% des patientes que j’avais opérées se disaient améliorées ou très améliorées par la chirurgie.
Tout à fait. Parce que j’acceptais de les revoir, de les suivre, de ne pas les abandonner. Tout cela pour dire qu’il y a quand même des patientes qui ne vont pas bien, et dont la santé peut être aggravée par la chirurgie. Et ça, c’est bien sûr une école de l’humilité. Vous avez des patientes qui vont bien et qui rechutent, des patientes qui vont bien d’un certain côté et pas de l’autre, etc. Il faut savoir résister à la tentation de la chirurgie, ce qui n’est pas toujours simple pour un chirurgien. C’est un travail sur soi. De mieux comprendre le mécanisme de la douleur, pour proposer en fonction de la problématique des réponses, y compris non médicales. Il y a des patientes qui sont très soulagées par du yoga, de la méditation, un régime anti-inflammatoire, etc. Je me suis intéressé à ces méthodes. Je ne me suis pas converti au yoga, mais j’ai fait un stage de quatre jours autour du yoga, de l’alimentation et de l’endométriose, et j’en ai vraiment perçu l’intérêt. C’est beaucoup plus compliqué et long de convaincre une patiente que ce qu’il y a de mieux pour elle, c’est de se mettre au yoga, que de lui dire : « je vous opère lundi ». Mais on lui rend infiniment plus service.
Ça, c’est un grand sujet. Vous prenez des gens qui souffrent, vous avez un peu de charisme et vous êtes direct un gourou. J’aurais pu devenir gourou.
Ç’aurait été assez facile, oui. Surtout quand on essaye d’être dans l’écoute, dans le non-jugement. Cela crée un climat de confiance. Mais je tiens trop au cadre de la loi ! Après ça peut être une tentation pour certains, quand vous voyez le pouvoir que vous donne la médecine dans la compréhension de l’humanité. Je vois une femme qui rentre dans mon cabinet de consultation, que je n’ai jamais vu, je connais déjà 70% de ce qu’elle va me dire plus tard. Vous prenez la façon dont elle se présente, sa posture, l’expression du visage, etc. j’ai déjà énormément d’informations.
J’ai été trop bavard ?
Propos recueillis par Camille Emmanuelle