« Il faut à la fois apporter une expertise mais aussi écouter, rassurer, et réparer. »
La science et la médecine changent la vie des gens ; la culture pop change le récit de ces vies. Parfois, les deux s’entremêlent. Il y a dix ans, à la sortie de l’exposition “Zizi sexuel, l’expo” à la Cité des Sciences et de l’Industrie, je demandais à deux petits gars de dix ans, en sortie scolaire, s’ils savaient ce qu’était un couple gay (le sujet était évoqué dans l’exposition). Leur réponse m’a marquée : « Bah bien sûr madame, c’est comme Callie et Arizona, dans Grey’s Anatomy, elles sont mariées et elles ont même une fille. Stylé. » Je n’ai pas osé leur demander ce qu’ils faisaient devant la télé à 23h, mais j’ai remercié intérieurement Shonda Rhimes, la créatrice de la série, pour son impact positif sur les mentalités.
Quelques années plus tard, après ma rencontre avec le Professeure Krystel Nyangoh-Timoh, chirurgienne à Rennes, chercheuse et professeure d’anatomie à la faculté de médecine, c’est plutôt à Michael Crichton, le créateur d’Urgences, que j’ai envie de dire merci. Car c’est un personnage de cette série, le Dr Peter Benton, homme noir, brillant et charismatique, qui a entre autres nourri son désir de devenir chirurgienne et lui a offert une première forme de représentativité. Les role models comptent. Aujourd’hui, à quarante ans, c’est à son tour d’incarner cette figure d’inspiration pour les nouvelles générations. Rencontre avec une actrice majeure de la lutte contre l’endométriose en France.
Je suis née à Paris et j’ai vécu à Bagnolet jusqu’à l’âge de vingt-sept ans. Depuis petite, depuis l’âge de sept ans environ, je veux devenir chirurgienne viscérale et digestive. Je voulais prendre soin des autres. J’ai donc fait médecine. Lors de la quatrième année, on fait des stages, et j’ai fait un stage en gynécologie. J’ai assisté à un accouchement qui m’a particulièrement ému. Je pense que j’ai plus pleuré que la maman ! J’ai été très touchée par cet événement de vie. Et j’ai été séduite par le fait qu’en gynécologie on accompagne des femmes pas forcément malades et parfois même dans des périodes très joyeuses. Je me sentais privilégiée de pouvoir être un peu l’oreille de ces femmes. Et donc voilà, j’ai choisi la chirurgie gynécologique parce qu’il y avait à la fois ce contexte de technicité mais également un contexte d’écoute.
(Rires) Alors oui il se trouve que ma mère cuisinait beaucoup, et donc je la regardais découper des petits rognons. Mais surtout, quand j’avais six, sept ans, elle a fait ses études d’infirmière. Je l’ai vue beaucoup travailler, apprendre, et ça a vraiment développé chez moi un amour des sciences.
Je n’ai pas tant senti de freins par rapport à mon genre, mais par rapport au fait de venir d’un milieu non favorisé. Je n’ai pas de parents médecins. Là où je vivais, on avait l’image que c’était uniquement au sein des grandes familles que les enfants devenaient médecins. C’était plus cela qui me faisait peur. Après il y avait aussi la peur par rapport à mon intelligence : est-ce que j’allais être capable de le faire ? Je n’avais absolument aucune confiance en moi, mais ma mère et mon frère m’ont énormément encouragée. J’ai remarqué qu’il y a des moments dans la vie où on n’arrive pas à avoir confiance en soi, et c’est notre entourage qui nous prête leur confiance. J’ai eu des « prête-confiances » pendant des années, avant de petit à petit développer la mienne. Même encore maintenant, par moment, j’ai des manques de confiance, et quelqu’un me prête la sienne.
Cela s’est fait petit à petit. Au départ, je voulais être chirurgienne et je visais l’excellence. Or l’excellence, c’était plutôt les gens qui faisaient de la chirurgie du cancer. J’ai beaucoup hésité à faire de la carcinologie, je trouvais ça intéressant. Mais ce qui s’est passé, c’est que l’endométriose, on n’en parlait pas beaucoup, on avait peu de lignes sur le sujet dans nos manuels, et il y avait comme une sorte de mystère derrière cela. Et je me suis dit : « Tiens, ça vaudrait le coup de travailler dans ce domaine ». Même si ce n’était pas valorisé. J’avoue que j’ai eu de bons conseils, notamment Arnaud Fauconnier, qui m’a dit : « Krystel, tout le monde fait de la cancérologie, tu pourrais te démarquer en faisant autre chose ». À Tenon, j’ai beaucoup appris sur l’endométriose, puis j’ai eu la proposition d’un poste à Rennes. Il leur fallait quelqu’un qui fasse du fonctionnel : endométriose, prolapsus, incontinence urinaire. Autant vous dire que c’était pas le truc super à la mode ! Mais quand on s’investit, et qu’on travaille sur un sujet, on peut le rendre passionnant.
Il n’y a pas une seule définition. Ce peut être de l’endométriose sévère, qui va atteindre plusieurs organes nobles : la vessie, le tube digestif, le thorax,... Ce peut aussi être de l’endométriose avec des douleurs pelviennes chroniques, avec hypersensibilisation, qui va nécessiter une prise en charge intégrative et des connaissances en douleur pour venir améliorer leur qualité de vie.
Oui, et c’est intéressant que vous utilisiez ce mot-là. En effet on parle des soft skills, tout ce qui va être la communication, l’écoute, la connaissance de la pathologie, de l’anatomie, etc. Ces soft skills sont majeurs, car quand les patientes vont venir voir les spécialistes, elles auront déjà vu beaucoup de praticiens, subi sept à dix ans d’errance. Et donc dans le discours, il faut à la fois apporter une expertise mais aussi écouter, rassurer, et réparer. Ce sont des patientes qui ont accumulé des couches de commentaires négatifs. Et puis il y a effectivement les hard skills, les compétences techniques : cela inclut, au bloc opératoire, le développement de techniques qui vont permettre de faire des chirurgies qui enlèvent la maladie, tout en conservant les éléments nobles, et en faisant de l’épargne nerveuse. Cela va également demander d’utiliser des outils particuliers tels que la chirurgie robotique, mais aussi de développer et des standardiser des procédures chirurgicales. Ensuite il s’agit de suivre les patientes : comme c’est une maladie qui donne des douleurs chroniques et qui peut diminuer les chances de grossesse, il faut suivre les patientes assez longtemps pour voir si la prise en charge a été efficiente. À cela, il faut rajouter toute la prise en charge intégrative, qui va permettre de diminuer leur douleur et améliorer la qualité de vie, à travers la kinésithérapie, le neuromodulateur transcutané, parfois des infiltrations, l’accompagnement nutritionnel, etc.
Haha, non en effet ! Mais je suis dans une équipe de recherche Inserm qui s’appelle « Médicis » UMR1099 LTSI , qui travaille sur la modélisation des processus chirurgicaux. Le but est d’optimiser la chirurgie, et de la personnaliser au maximum. Nous avons déjà fait un gros travail sur les hystérectomies, sur comment améliorer leurs procédures chirurgicales, et nous travaillons également sur l’endométriose. Récemment, dans le cadre du PEPR-Endométriose - Santé des Femmes et Santé des Couples, nous avons entamé un projet, financé, dont le but est de créer une cohorte de patientes, avec d’autres hôpitaux. Nous aurons à la fois les données cliniques, les données d’imagerie, les données biologiques, les données per-opératoires (pendant l’intervention- NDLR), avec l’objectif de faire des modèles prédictifs, afin de mieux poser les indications préopératoires et avoir de meilleurs résultats.
Je ne dirais pas cela. Honnêtement je ne crois pas qu’on va y arriver en moins d’un siècle. Car on revient de tellement, tellement loin ! Oui il y a une effervescence actuellement, et de l’argent. Mais quand j’étais plus jeune, il n’y avait pas d’argent. Depuis quatre ans, il y existe La Fondation pour la Recherche sur l'Endométriose, mais auparavant il n’y avait pas de bourses spécifiques pour l’endométriose. Ni pour les pathologies bénignes de la femme en général. Les jeunes ne se lançaient pas dans la recherche là-dessus car il n’y avait pas de financement. Or c’est le nerf de la guerre. Aujourd’hui, il faut que cette effervescence ne devienne non pas une mode passagère, mais se transforme en véritable thématique autour de la santé de la femme.
Avec le temps et avec l’écoute des patientes, j’ai compris que, comme l’avait dit Prisca Thévenot, alors parlementaire, l’endométriose est le cheval de Troie de la santé des femmes. Quand on essaie de comprendre pourquoi on n’est pas arrivés plus vite à des solutions, et pourquoi on y arrive toujours pas, on se rend compte qu’il y a autour de nous des normes culturelles qui banalisent les douleurs de la femme. Mais également que les violences sexuelles et sexistes, la précarité, un environnement socio-économique délétère, et des réalités biologiques, physiologiques et hormonales n’ont jamais été pris en compte dans les études de recherche. Il y a eu un retard majeur. Quand on regarde les financements de la NIH (National Institutes of Health) aux États-Unis - l’équivalent de l’INSERM en France - sur dix ans, de 2010 à 2020, ils n’ont alloué que 8% de leur financement à des recherches spécifiques à la santé des femmes. 8% ! Quand on regarde les investissements dans les domaines de la technologie en santé, seuls 3% sont alloués aux technologies en santé de la femme, et encore moins pour les entreprises fondées ou dirigées par des femmes. Il y a un sujet !
J’ai réalisé tout cela, de manière insidieuse, il y a quelques années, lors de mes recherches en anatomie. J’ai fait ma thèse de sciences sur l’innervation pelvienne féminine. Avant de travailler sur un sujet précis, il faut faire la revue de la littérature, pour en voir les contours. Et je ne trouvais pas grand-chose en anatomie pelvienne féminine. Je me disais que c’était bizarre, que je faisais peut-être mal mes recherches. Et puis je suis allée voir du côté de chez l’homme. Quand j’ai tapé « anatomie + clitoris », je suis tombée sur 1500 articles, quand j’ai tapé « anatomie + pénis », je suis tombé sur 21 000 articles.
C’est comme ça dans tous les domaines, on a un effet négatif des intérêts cumulés, qui fait qu’on a peu de connaissances physiologiques, et donc peu de connaissances sur les pathologies liées aux femmes. Un exemple : quand j’ai commencé, dans le cadre d’une ablation de l’utérus, je voulais travailler sur l’innervation des lésions de l’endométriose. Je me suis dit que j’allais essayer de comprendre déjà comment cela se passait en conditions normales. Il n’y avait rien. Par contre sur l’innervation de la prostate… Donc en fait c’est un vrai sujet, l’accélération, le focus à faire sur ces sujets.
Oui, car je suis de nature curieuse. C’est une belle opportunité. À côté de cela, il y a un véritable enjeu sociétal. Je ne suis pas que chercheuse, je suis aussi citoyenne. Améliorer la santé de la femme, c’est améliorer la société. Parfois quand je dis ça, on me répond : « Tu discrimines les hommes ». Mais non, il faut simplement reconnaître que la médecine a été conçue par et pour les hommes. Si on ne fait rien intentionnellement, on va continuer à reproduire les biais.
Professionnellement, continuer à travailler, en collectif, pour la santé des femmes. Et d’un point de vue plus personnel, créer des dynamiques qui auront un impact significatif sur la santé des femmes, mais également sur l’accès aux postes à responsabilité des femmes. Cela permet de changer les choses. Favoriser la diversité et l’inclusion à tous les niveaux. Et aussi peut-être participer à montrer qu’on peut à la fois faire beaucoup de choses, avoir beaucoup de responsabilités, tout en gardant un équilibre de vie et une éthique.
Propos recueillis par Camille Emmanuelle