Bertille Isabeau pour Lyv
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Rencontre avec Bertille Isabeau, créatrice de lingerie inclusive, atteinte d’endométriose

Publié le 
12/5/2023
« M’afficher en culotte avec mon ventre tout déformé, cela me gênait, mais je sais aujourd’hui que ça aide »

Si je vous dis que j’ai rendez-vous, en cette belle journée de printemps, pour prendre un thé avec une créatrice de lingerie française, dans un café à la décoration art déco, en face du Musée de la Vie Romantique, à Paris, cela provoque certainement en vous tout un imaginaire. Les froufrous, la dentelle blanche, le glamour, les décolletés plongeants, les leçons de séduction, les jarretelles…

Je vous arrête tout de suite. Dans l’univers de la Maison Bertille Isabeau, il y a des brassières et des bodys, de la dentelle de Calais mais aussi du motif python, des culottes noires en coton, des femmes de tout âge, de toute origine, de toute morphologie, qui posent fièrement dans des décors urbains et contemporains. Pas de rangées de filles de 18 ans blanches minces et photoshopées, qui prennent des poses lascives dans des ambiances boudoir. On n’est plus au 20ème siècle. Les codes ont changé. On peut jeter nos soutiens-gorges aux baleines qui font mal et laissent des traces rouges sur la peau. On peut ne plus consommer des produits fabriqués à l’autre bout du monde dans des conditions dégueulasses et qui en plus ont une durée de vie d’un an maximum. On peut se sentir sexy sans être entravées par des tissus qui grattent et des strings qui lacèrent la chair.  Et on peut créer sa marque de lingerie sans être issue d’une grande école de commerce, sans être une héritière, et tout en souffrant d’endométriose. C’est le cas de Bertille Isabeau. Entrepreneuse, styliste, amoureuse (elle s’est mariée à sa compagne, Laurette, il y a un peu plus d’un an), belle-mère de deux ados, militante, et atteinte d’endométriose, à 32 ans elle est tout cela à la fois. Rencontre avec une femme créative, passionnée, joyeuse, courageuse. Et résiliente.

Bertille, je vais te tutoyer car nous nous sommes déjà rencontrées dans le passé. Peux-tu me raconter en quelques mots ton parcours ? Comment est née la maison Bertille Isabeau ?

Après mes études de stylisme et modélisme au sein de l'école Mod'Art International à Paris, je voulais d’abord faire de la mode pour hommes. Mais en fait je me suis dit qu’ils avaient déjà tout ce qu’il fallait, que ce n’était pas mon problème. En revanche, j'ai réalisé que moi je n’étais pas toujours très à l’aise dans mes sous-vêtements, et que les images des publicités de lingerie ne me parlaient pas. Soit c’était du 100% coton, soit c’était du Victoria Secret à moitié à poil. Donc je me suis dit que ça allait être mon truc : faire du confort, joli, et éthique.

 

Et tu as commencé aux États-Unis, c’est ça ?

Oui j’ai vécu pendant cinq ans à New York. La première collection est sortie en 2018, là-bas. Au départ, c’était un peu à l’arrache, j’avais juste une boutique sur Etsy, je vendais aux copines. Puis j’ai fait un défilé à Brooklyn, et lancé la deuxième collection, pour laquelle j’ai été sélectionnée pour la Fashion Week de Vancouver au Canada. Ça a été un grand succès. Puis je suis rentrée en France, là il y a eu une pause jusqu’à 2020, le temps que je retrouve un appartement, un job etc., car je fais tout avec mes fonds propres. En 2021, j’ai lancé ma troisième collection, et j’ai créé un site.

Tout est produit en France, n’est-ce pas ?

 Oui, à la base c’était fabriqué à Brooklyn, désormais c’est fabriqué à Paris.

Bertille Isabeau, créatrice de lingerie inclusive / ©Lyv 2023 par Thomas Decamps

 

Et tu as trouvé cela dur de recréer ton entreprise en France, après ton expérience américaine ?

Clairement. En France on te demande un milliard de papiers ! Aux Etats-Unis, j’avais trois jobs : un dans un salon de tatouage, un autre en tant que barmaid dans l’Upper East Side et j’arrivais à faire ma prod avec mes tips (pourboires). Je payais tout en tips. Et c’était ok. En France c’est inimaginable, évidemment. Je dis souvent que la paperasse me donne envie de prendre des drogues dures, ce qui n’est pas rien pour une personne sobre ! (rires)

 

Est-ce que tu peux me raconter à présent ton parcours de jeune femme souffrant d’endométriose ? Quand as-tu été diagnostiquée ?

J’ai toujours eu plus ou moins mal, sans savoir si c’était normal ou pas. J’en parlais chez moi, et toute ma famille étant dans le médical, ce n’était pas un sujet tabou, pour autant je n’avais pas de diagnostic. Vers 15 ans, on m’a mise sous pilule, mes règles sont devenues artificielles et donc c’est passé. Vers 18 ans, j’ai voulu passer au stérilet, et là ça s’est corsé. Mais on me disait : c’est normal, avec un stérilet, d’avoir des règles abondantes et douloureuses. J’ai retiré le stérilet et ça n’a rien changé. Arrivée aux Etats-Unis, à 23 ans, cela devenait de plus en plus douloureux. Je suis allée voir plusieurs médecins, qui m’ont expliqué que les règles faisaient mal. Point. Je revenais de temps en temps en France, mais comme je n’avais plus la sécu, un IRM me coûtait 800 euros, autant qu’aux Etats-Unis. Donc je me disais : tant pis, je le ferai plus tard. Je suis revenue en octobre 2018, et c’est seulement en 2019 que j’ai fait une échographie pelvienne, et qu’on m’a dit : « ah ben oui, vous êtes pleine d’endométriose ! » À ce moment-là, j’ai enfin rencontré le docteur Lhuillery, qui m’a dit : « vous n’êtes pas folle, vous avez mal, on va chercher des solutions ». Cela m’a tellement soulagé ! Même si après la première rencontre, j’ai beaucoup pleuré, en sortant. Elle m’expliquait que j’étais atteinte au niveau du ligament utérosacré, qu’à terme je pouvais rencontrer des difficultés de déplacement. Je me voyais déjà sur une chaise roulante à cause de l’endométriose. Aujourd’hui, même si la maladie progresse et que les douleurs empirent, je fais avec.

 

Tu n'as jamais envisagé l’opération ?

Alors il se trouve que je vois bientôt un chirurgien, au mois de mai. J’en ai déjà vu cinq, qui m’ont tous dit que si je ne prenais pas la pilule, je n’avais pas le droit de me faire opérer. Parce que pour eux, c’est opérer pour rien. Alors que d’après un autre médecin qui me suit, ce n’est pas le cas. Il me reste donc pour l’instant les médicaments. On m’a prescrit un antidépresseur pendant deux ans, c’était génial car ça agissait directement au niveau du système nerveux, mais on a arrêté parce qu’il y avait de l’accoutumance. Depuis j’alterne anti-inflammatoires, paracétamol avec ou sans codéine, etc. Mais comme je n’ai pas envie de passer ma vie à prendre des cachets, je cherche d’autres solutions : je fais du sport, j’ai toujours une bouillote dans mon sac et j’apprends, depuis peu, à faire la sieste, quand j’ai trop mal. Mais je culpabilise beaucoup, à ce sujet. C’est dur de t’arrêter en plein milieu de la journée, quand t’es entrepreneuse !

Bertille Isabeau, créatrice de lingerie inclusive / ©Lyv 2023 par Thomas Decamps

 

Justement, en quoi l’endométriose influence ou pas ta vie d’entrepreneuse ?

J’essaie d’honorer tous mes rendez-vous, j’ai jamais planté un rendez-vous à cause de ça. Mais parfois ça doit se voir sur ma tête, que ce n'est pas la bonne journée. Je serre les dents, et c’est une fois à la maison que je m’écroule. Malheureusement, parfois les enfants me voient allongée dans le canapé, et ils savent qu'il ne faut pas venir me parler, parce que ça ne va pas. Après, finalement, je parle peu de ma douleur. Laurette, ma femme, me dit régulièrement que si elle avait de l’endométriose, la terre entière serait au courant. Quand elle est malade, c’est comme un homme, elle le dit beaucoup (rires). Alors que moi je ne vais rien dire, mais quand je me lève et que je boite, elle voit que ça ne va pas. Après, je dois gérer la culpabilité et la tolérance. Si je travaille six heures et pas neuf, je trouve que je ne suis pas assez performante. En fin de journée j’ai parfois l’impression d’être schizo. Tu fais la compta, ensuite tous les protos, ensuite l’envoi des colis, ensuite la story sur Insta. Quand on bosse toute seule, on manque parfois de tolérance avec soi-même, je dois travailler là-dessus.

 

Des jeunes femmes souffrant d’endométriose vont parfois faire des choix de carrière compatibles avec la maladie, quitte à renoncer à certains rêves. Qu’aurais-tu envie de leur dire ? 

Que chacune fait comme elle peut. Moi je suis du genre à y aller à fond. Comme je te le disais, il y a une époque où j’ai eu trois jobs. Mais cela dépend du niveau de tolérance de chacune. Quelque part, j’ai pris l’habitude d’avoir plus ou moins mal tous les jours. C’est horrible comme habitude, je l’admets, mais ça donne un super pouvoir. Je peux me faire tatouer pendant sept heures et dormir ! (rires) Pas mal, non ? Après je comprends tout à fait qu’on puisse privilégier le bien-être au travail. Mais je suis passionnée par ce que je fais, et je me dis qu’il doit y avoir toujours un moyen de faire ce que l’on aime vraiment. De kiffer, malgré tout. Surtout qu’on est parties pour bosser jusqu’à nos 64 ans !

 

Penses-tu que ton parcours personnel a influencé tes créations ? Le fait notamment de créer de la lingerie qui n’entrave pas le corps ?

Oui c’est évident. Je teste toutes mes culottes, tous les prototypes. Et il ne faut pas que mon ventre soit serré, il faut que ma poitrine puisse gonfler un peu, etc. C’est facile de parler de confort quand on parle de vêtements, tout le monde va te dire que sa culotte est la plus confortable. Mais lorsque je suis en crise, je ne peux pas passer une journée avec mon ventre qui ressemble à un ventre de femme enceinte de 4 mois, avec une culotte qui me serre. Qu’elle soit taille haute ou pas, il faut que l’élastique se pose naturellement. Ce qui est formidable, c’est que des femmes, enceintes ou en post-partum, m’écrivent pour me dire : « tes culottes s’adaptent parfaitement ». C’est la même chose pour les tissus que je choisis. Le coton écologique, c’était une évidence pour moi. J’ai de l’endométriose, mais les personnes qui ont eu un cancer du sein me disent que la lingerie qui ne gratte pas, qui se pose sur la peau, qui ont des coutures légères, ça change tout pour elles. Finalement, la lingerie, c’est le premier vêtement qu’on porte, et la maladie, c’est tout le temps, donc il faut qu’il y ait un match. Sinon tu subis toute la journée.

Bertille Isabeau, créatrice de lingerie inclusive / ©Lyv 2023 par Thomas Decamps

 

Ta lingerie n’est pas seulement confortable, elle est aussi esthétiquement travaillée. Quelles sont tes inspirations ?

Mes influences viennent de l’architecture et du tatouage. C’est très géométrique, et j’aime l’aspect seconde peau. Si je peux citer un créateur, ce serait Rick Owens. La bonne coupe qui tombe bien, tu sais que tu l’enfiles et que tu seras bien. Et que ça matche avec plus ou moins toutes les morphologies. Je dis plus ou moins car il y a toujours quelqu’un avec qui ça ne matchera pas. Je souhaite que cela habille tout le monde. Que tu aies 20 ou 75 ans, que tu fasses du 34 ou du 52, tu peux enfiler cette culotte et être bien.

Parmi les noms de tes collections, il y a « Libres », « Nous sommes légion », « Résilience ». Tu dirais que la lingerie est politique ?

Bien sûr ! Tout ce que je fais, de toute façon est politique, que ce soit dans le choix des associations que je soutiens chaque année (5% de chaque achat est reversé à une association – NDLR), ou dans le fait que je crée de la lingerie, qu’elle est liée à l’intime, et que l’intime est politique. On nous a toujours expliqué comment s’habiller, comment être une femme dans la norme, etc. Je fais une petite révolution à ma manière, en montrant, sur les shootings, tous les corps, toutes les tailles, tous les âges, les corps valides comme les corps malades. La première fois que j’ai fait un shooting où il y avait ma maman de 65 ans, tout le monde m’a dit : « ah mais c’est ouf ». Ben oui, mais j’ai un scoop: elle porte aussi des sous-vêtements ! (rires) Même ma grand-mère a plein de culottes Bertille Isabeau !

 

Tu as fait cela avant certaines grandes marques, qui ont vu tout à coup, récemment, le filon du positionnement body-positive…

Ça m’énerve beaucoup… J’ai envie de dire, les gars, j’étais là avant ! 2017 ! (rires) Mais bon, ça fait partie du jeu.

 

Tu parles publiquement, sur tes réseaux, d’endométriose, en quoi c’est important pour toi ?

Ce qui me gênait le plus, au début, c’était de me montrer. C’était ma marque mais je n’avais pas forcément envie de me montrer moi. Mais à chaque fois que je l’ai fait, j’ai eu de chouettes retours. Par exemple, quelqu'un qui va me dire : « merci, je comprenais pas pourquoi mon ventre était aussi gonflé, grâce à cette story, je comprends que peut être ce n’est pas normal ». M’afficher en culotte avec mon ventre tout déformé, ça me gênait, mais je sais aujourd’hui que ça aide.

 

Penses-tu qu’il y a une évolution positive concernant la maladie et sa visibilité aujourd’hui ?

Il y a une prise de conscience, on se rend compte qu’il y a de plus en plus de cas. Mais je ne suis pas optimiste sur le fait qu’on trouve un remède demain matin. Je pense surtout qu’il faut qu’on s’entraide les unes les autres. Je donne souvent le même conseil à des potes qui découvrent qu’elles ont de l’endométriose, c’est : « même si t’as mal, bouge, même doucement ». Un des trucs qui m’aident le plus, c’est le sport. Je pratique le foot, le yoga et la danse. À part le foot, même quand je suis en vrac, j’y vais. Cela soulage énormément. L’alimentation ça joue beaucoup, aussi. Mais personnellement, parfois j’ai juste envie de manger une énorme assiette de pâtes avec du fromage râpé ! Donc je la mange et tant pis. Et enfin j’en parle autour de moi. Il n’y a pas une seule personne dans mon entourage qui n’est pas au courant que j’ai de l’endométriose. Cela explique les choses. Déjà que ça ne se voit pas, si on n’en parle pas, personne ne peut la deviner. Et dès qu’on en parle, cela amène plus de tolérance.

 

Merci Bertille.

 

Propos recueillis par Camille Emmanuelle

Source

Bertille Isabeau pour Lyv

Camille Emmanuelle

Rédactrice en chef du mag' Lyv
Auteur et journaliste, spécialisée sur les questions de sexualités, de genre, et de féminisme.

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